Dans un petit village poussiéreux de l'Inde, où il faisait très chaud, vivait un homme prospère. Il avait tout ce qu'il voulait. Le village lui appartenait. Tous lui obéissaient au doigt et à l'œil. Mais ce chef avait horreur de se laver. Pour lui, être riche ne voulait pas dire être propre... D'ailleurs, au moment où commence cette histoire, il ne s'était pas lavé depuis un an ! C'était l’individu le plus sale de tous les temps.
Un matin, réveillé par sa puanteur, Bhushan-le-sale décida enfin d'aller se laver. Quand son domestique commença à lui frictionner le corps avec du savon, toute l'eau du fleuve devint noire de crasse. L'homme se sentit beaucoup mieux et sortit de l’eau. Tandis qu'il se séchait, il constata que ses pieds restaient couverts de poussière ; il les retrempa, mais en vain : à peine sortis de l'eau, ses pieds retrouvaient la poussière. Il recommença encore et encore, mais jamais ses pieds n'étaient aussi propres que le reste de son corps... En Inde, même les riches allaient pieds nus, car les chaussures n'existaient pas.
Alors, Bhushan-le-sale s’énerva. Il cria à son domestique :
« La terre est sale. Cette poussière sur mes pieds est insupportable. J'exige que la terre soit nettoyée ! »
En un jour et une nuit seulement les villageois passèrent le balai dans les rues du village.
Le lendemain matin, à l’aube, le chef sortit de chez lui pour se rendre au bord du fleuve. Mais il fut pris à la gorge et crut s’étouffer. Toute la poussière balayée tournoyait maintenant dans l'air. Un villageois audacieux, tanneur de son métier, proposa alors timidement :
« Il faudrait protéger la terre de la poussière...
- À vos aiguilles ! s’écria Bhushan. Nous allons fabriquer une immense couverture de cuir qui recouvrira toute la terre crasseuse de notre village ! »
Aussitôt, tout le village, partit chercher du cuir et, morceau par morceau, chacun assembla une partie de la couverture.
Un jour et une nuit suffirent pour la terminer et l’étaler dans les rues et le long du fleuve. Tout heureux, Bhushan-le-sale sortit de chez lui. Il marcha délicatement sur ce tapis de cuir jusqu’au fleuve. Là, un vieillard à barbe blanche surgit et s’adressa au chef :
« Seigneur, certes vos pieds sont propres, mais la terre ne respire plus et si rien ne peut pousser, nous mourrons tous affamés !
- Quoi ! Tu veux donc que mes pieds restent immondes à jamais ! cria Bhushan.
- Non, noble chef, mais c'est inutile de recouvrir toute la terre pour protéger vos pieds. Je m'en charge ! »
Le vieil homme sortit alors une grande paire de ciseaux de couture de son sac. Il se mit à découper le cuir tout autour des pieds du chef puis, à l’aide d’une lanière, il lia des bandes de cuir autour des pieds. Quand l’artisan eut fini de coudre, il roula joyeusement la couverture de cuir pour laisser respirer la terre alentour. Le chef, nouvellement lavé, ne cessait de s'extasier :
« Comme c'est confortable ! Mes pieds sont à l'abri de la poussière et je suis enfin propre de la tête aux pieds ! Que partout désormais on m’appelle Bhushan-le-propre !»
C'est ainsi que fut inventée la première paire de babouches pour un homme propre et prospère, qui avait longtemps eu horreur de se laver !
D’après Muriel Bloch, 365 contes des pourquoi et des comment (1997)